• Féministes rabat-joie (et autres sujets obstinés) – Sara Ahmed – Réflexions Queer & Décoloniales d’une entité rebelle
    https://sorryimnotsorry.wordpress.com/2017/05/15/feministes-rabat-joie-et-autres-sujets-obstines-sara-ahme

    Ne pas avoir sa chaise à la table du bonheur, c’est incarner une menace potentielle, non seulement pour la table elle-même mais aussi pour ce qui se trouve rassemblé autour et dessus. Si vous n’y avez pas votre place, vous risquez même de vous mettre dans les pattes des personnes qui y siègent et veulent par-dessus tout conserver la leur. Laisser planer la menace qu’elles pourraient perdre cette place rabat la joie des personnes assises. La figure de la rabat-joie féministe est tellement reconnaissable ! Tellement significative ! Prenons donc au sérieux la figure de la rabat-joie féministe. Rendre la parole à la rabat-joie pourrait être un projet féministe. Si assimiler les féministes à des rabat-joie constitue une forme de rejet, ledit rejet vient ironiquement révéler une capacité d’agir (agency) : nous pouvons répondre par ‘oui’ à l’accusation.

    La figure de la rabat-joie féministe prend tout son sens si nous la situons dans le contexte des critiques féministes du bonheur, de la manière dont le bonheur sert à justifier les normes sociales en les présentant comme des biens sociaux (dans la mesure où l’on comprend le bonheur comme quelque chose de bien, un bien social est une cause de bonheur). Pour citer la remarque astucieuse de Simone de Beauvoir : « Il n’y a aucune possibilité de mesurer le bonheur d’autrui et il est toujours facile de qualifier d’heureuse la situation qu’on veut lui imposer. » (Beauvoir 1997, p. 28).

    Ne pas accepter la place ainsi désignée, c’est peut-être aussi refuser le bonheur qu’on nous souhaiterait. S’engager dans l’activisme politique revient donc à engager un combat contre le bonheur. Quand bien même nous nous battons pour d’autres choses, quand bien même il y a d’autres mondes que nous voulons créer, sans doute partageons-nous ce contre quoi nous nous élevons. Raison pour laquelle nos archives militantes sont des archives du malheur. Pensons simplement à la somme de travail critique accomplie à ce jour : à toutes les critiques féministes de ‘l’épouse et mère comblée’ ; aux critiques noires du mythe du ‘joyeux esclave’ ; aux critiques queers de la ‘félicité conjugale’ que serait l’hétérosexualité version sentimentale. La lutte dont le bonheur est l’enjeu définit l’horizon de nos revendications politiques. Nous héritons de cet horizon.

    #féminisme #bonheur