Alors que plusieurs journalistes travaillant pour les programmes voient leurs collaborations diminuĂ©es ou supprimĂ©es, la direction de la station amirale de Radio France dĂ©fend des dĂ©cisions inspirĂ©es, pour certaines, par la nĂ©cessitĂ© de faire des Ă©conomies. En interne, lâargument ne convainc pas.
Par Aude Dassonville
La directrice de France Inter, AdĂšle Van Reeth, dans son bureau de Radio France, Ă Paris, le 26 septembre 2023. JOEL SAGET / AFP
Guillaume Meurice serait-il lâarbre qui cache la forĂȘt ? Alors que lâhumoriste a rĂ©vĂ©lĂ©, jeudi 2 mai sur X, ĂȘtre convoquĂ© Ă « un entretien prĂ©alable en vue dâune Ă©ventuelle sanction disciplinaire » â qui aura lieu jeudi 16 mai â pouvant aller jusquâĂ son licenciement, plusieurs voix de France Inter ont Ă©tĂ© convoquĂ©es, ces derniers jours, pour apprendre que leurs Ă©missions ou chroniques Ă©taient supprimĂ©es.
LâinquiĂ©tude et la colĂšre sont telles que la SociĂ©tĂ© des « producteurices » de France Inter (SDPI), officiellement recrĂ©Ă©e depuis un peu plus dâun mois, et la SociĂ©tĂ© des journalistes (SDJ) de la station se sont rĂ©unies en urgence, vendredi 3 mai, en fin de matinĂ©e. Entre la rĂ©daction et les programmes, « câest une union inĂ©dite », souligne un participant, qui nâexclut pas une « immense mobilisation ».
« Nous refusons ce qui nous apparaĂźt comme une atteinte grave au pluralisme de lâantenne de France Inter », revendique notamment leur trĂšs long communiquĂ© commun, envoyĂ© vendredi aprĂšs-midi en interne. La liste des griefs commence par « le signe trĂšs inquiĂ©tant pour la libertĂ© dâexpression » envoyĂ© par la direction avec la convocation de Guillaume Meurice.
Elle fait suite Ă lâĂ©mission « Le Grand Dimanche Soir » du dimanche 28 avril, dans laquelle lâhumoriste avait rĂ©pĂ©tĂ© sa boutade polĂ©mique sur le premier ministre israĂ©lien, Benyamin NĂ©tanyahou (qualifiĂ© de « sorte de nazi, mais sans prĂ©puce ») ; il avait alors ironisĂ© sur ce quâil appelait « la premiĂšre blague autorisĂ©e par la loi française ».
« Lâeffet dâun coup de massue »
Sa consĆur, Charline Vanhoenacker, prĂ©sidente de la SDPI, « ne comprend pas comment une telle dĂ©cision a pu ĂȘtre prise », alors que les plaintes qui avaient Ă©tĂ© dĂ©posĂ©es contre M. Meurice viennent dâĂȘtre classĂ©es sans suite par la justice, indique un proche. Selon lui, elle serait « trĂšs remontĂ©e », mais aussi « inquiĂšte pour le mĂ©tier de journaliste et de lâhumour politique », et mĂȘme « pour lâavenir des mĂ©dias en France ».
« La convocation de Guillaume nous a dâautant plus fait lâeffet dâun coup de massue que les modifications de la grille pour [2025], qui nous arrivaient au fil de lâeau depuis quelques jours, nous inquiĂ©taient dĂ©jĂ beaucoup », raconte la productrice dâune Ă©mission rĂ©currente. A la rentrĂ©e, en effet, les auditeurs nâentendront plus les portraits que Charlotte Perry dressait chaque samedi (Ă 23 h 50) dans « Des Vies françaises », pas plus que les reportages sur lâactualitĂ© des luttes et mobilisations sociales « Câest bientĂŽt demain », dâAntoine Chao (diffusĂ©s le dimanche Ă 14 h 40), les chroniques « Le Jour oĂč », quâAnaĂ«lle Verzaux dĂ©livrait chaque vendredi dans lâĂ©mission « La Terre au carrĂ© » (elle conserve sa collaboration dâ« On nâarrĂȘte pas lâĂ©co », Ă©mission du samedi matin), ou encore les grands formats mensuels de Giv Anquetil pour lâĂ©mission de Mathieu Vidard.
Sâils se sont entendu notifier la fin de ces collaborations pour des raisons Ă©conomiques, la direction de la station prĂ©fĂšre Ă©voquer un « souci de lisibilitĂ© de la grille », pour les deux premiers formats notamment. « Tous ces rendez-vous constituent pour nous lâidentitĂ© de France Inter, reprennent la SDPI et la SDJ. Ils portent les valeurs du service public, de libertĂ© dâexpression, de pluralisme auxquels nous sommes toutes et tous trĂšs attachĂ©.e.s, et rĂ©pondent Ă la mission dâune radio dâoffre, qualitative et exigeante ».
Les quatre journalistes ont en commun dâavoir Ă©tĂ© formĂ©s Ă lâĂ©cole du reportage radiophonique quâĂ©tait « LĂ -bas si jây suis », lâemblĂ©matique Ă©mission des luttes sociales prĂ©sentĂ©e, vingt-cinq ans durant, par Daniel Mermet. « Depuis la fin de LĂ -bas, en 2014, ces voix, plutĂŽt de gauche, ont Ă©tĂ© progressivement invisibilisĂ©es, fragilisĂ©es, regrette un producteur sous couvert dâanonymat. Cette fois, câest le coup de grĂące. »
« Gommer les aspĂ©ritĂ©s »
A la direction de France Inter, on admet une « concomitance » et « un effet de sens », mais aucune volontĂ© de solder un quelconque hĂ©ritage. « Avec eux, câest une culture du son radiophonique qui va disparaĂźtre », insiste pourtant lâun de leurs collĂšgues, tandis quâun troisiĂšme, fier de ces reportages qui donnent « une voix aux sans-voix », fustige une volontĂ© « de gommer les aspĂ©ritĂ©s, ce retour au rĂ©el pas suffisamment en ligne avec les interviews de ministres » diffusĂ©es ailleurs sur lâantenne.
Câest AdĂšle Van Reeth, la directrice de France Inter, qui leur a signifiĂ© la fin de ces collaborations, alors que le directeur des programmes depuis 2017, Yann Chouquet, venait de rejoindre France Bleu et que son successeur, Jonathan Curiel, recrutĂ© chez M6 en mars, nâĂ©tait pas encore entrĂ© en fonctions. Le droit du travail impose en effet de signifier la fin des collaborations deux mois en amont, soit, en lâoccurrence, avant le 30 avril.
Mais le couperet ne sâarrĂȘte pas lĂ . « Je confirme que ma chronique quotidienne dans La Terre au carrĂ© disparaĂźt, et que cette dĂ©cision nâest pas mon choix », reconnaĂźt Camille Crosnier, lâadjointe au producteur Mathieu Vidard â par ailleurs prĂ©sentatrice des « Pâtits Bateaux », chaque jour Ă 20 h 05. Ce rendez-vous, consacrĂ© Ă lâactualitĂ© de la planĂšte, va dâailleurs ĂȘtre complĂštement remodelĂ©, jusquâĂ probablement changer de nom.
« Comment justifier une telle dĂ©cision Ă un moment oĂč les prĂ©occupations environnementales nâont jamais Ă©tĂ© si importantes », sâinsurgent les deux sociĂ©tĂ©s de personnels. « Mathieu Vidard souhaite faire Ă©voluer son Ă©mission vers davantage de rĂ©cits Ă©cologiques et scientifiques », assure un porte-parole de France Inter, pour qui il devenait nĂ©cessaire de mettre un terme Ă lâ« Ă©co-anxiĂ©tĂ© » dont souffriraient plusieurs personnes de lâĂ©quipe. ContactĂ©, le producteur prĂ©fĂšre garder le silence.
« Sentiment de gĂąchis »
Cependant, pour lâun de ses confrĂšres et soutiens, lâĂ©mission « paie sa libertĂ© dâexpression et son engagement ». Les directions de France Inter et de Radio France, condamne-t-il, « tremblent devant les posts de @MediasCitoyens », le compte X anonyme qui a fait de la station publique, jugĂ©e trop critique envers le gouvernement, lâune de ses cibles prĂ©fĂ©rĂ©es et de « La Terre au carrĂ© », qualifiĂ©e « dâextrĂȘme gauche », son bouc Ă©missaire.
« Ils ont un pouvoir phĂ©nomĂ©nal, alors quâune maison aussi solide que la nĂŽtre ne devrait pas sâen prĂ©occuper, sâemporte-t-il. Parce que des populistes aboient, on envoie le reportage de terrain, lâĂ©cologie, et la satire avec Guillaume Meurice, Ă la poubelle. On fragilise le service public de lâintĂ©rieur ». « Le sentiment de gĂąchis » serait tellement partagĂ© en interne, selon un producteur, quâune rĂ©union de tous les personnels de la station pourrait se tenir la semaine du 6 mai pour en parler.
Il pourrait y ĂȘtre question de cette quĂȘte dâĂ©conomies qui touche aussi « Le Grand Dimanche Soir », lâĂ©mission accordĂ©e Ă Charline Vanhoenacker et son Ă©quipe lorsque, Ă la mĂȘme Ă©poque en 2023, on apprenait la suppression de « Jusquâici tout va bien ». Son budget va ĂȘtre rĂ©duit dâun tiers. « LâĂ©mission nous coĂ»te lâĂ©quivalent de trois quotidiennes, nous indique-t-on Ă France Inter. Il sâagit de changer quelques sĂ©quences qui coĂ»tent particuliĂšrement cher. Mais il y a une vraie volontĂ© pour que lâĂ©mission continue. »
« Supprimer les sketches collectifs de lâĂ©mission, câest la priver de son essence mĂȘme », sâĂ©meuvent les auteurs du communiquĂ©. « La librairie francophone » dâEmmanuel Kherad, lâĂ©mission littĂ©raire oĂč dialoguent, chaque samedi aprĂšs-midi, auteurs et libraires suisses, belges, canadiens et français, est, elle, bel et bien supprimĂ©e. Un autre rendez-vous consacrĂ© Ă la francophonie, portĂ© par une nouvelle voix, pourrait lui ĂȘtre substituĂ©.
Aude Dassonville