Redneck blues - La Vie des idées

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  • Redneck blues
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    Le gros des commentateurs a vu dans Trump le candidat des Américains blancs pauvres. Le sociologue Isaac Martin pointe, à rebours, la longue tradition américaine consistant à accuser de #racisme les Blancs pauvres, comme pour mieux laisser prospérer celui des élites.

    Essais & débats

    / #inégalités, #White_trash, #anxiété_économique, racisme

    #Essais_&_débats

    • Les riches peuvent ainsi se délecter du manque de tact de leur candidat et se dire populistes, parce que la grossièreté est pour eux le signe de l’appartenance au monde des gens ordinaires.

    • Trump est donc un candidat prisé par les Blancs, mais pas particulièrement par les Blancs pauvres.

      Cela m’évoque une séquence du documentaire The Other Side réalisé par Roberto Minervini et sorti en salle l’année dernière.

      The Other Side est un film documentaire de Roberto Minervini qui plonge dans des eaux troubles et rarement parcourues de l’Amérique profonde. C’est d’une part le portrait d’un couple enfoncé jusqu’au coup dans les affres de la méthamphétamine, drogue bon marché et facile à préparer qui fait des ravages dans les populations déshéritées et finit par constituer un mode de vie à part entière. Mark et Lisa, tout aussi abîmés l’un que l’autre, dansent sur la corde raide entre désir de normalité et absence de perspective en ce sens. Leur entourage familial, amical, professionnel, constitue un échantillon de la classe des petits blancs pauvres dans les paroisses de la Louisiane à mille lieues des exubérances folkloriques vendues en tranches aux touristes de la Nouvelle-Orléans.
      Mais le documentaire bascule d’autre part dans d’autres contrées – en occurrence, le tout proche Texas – où se tiennent des jamborees d’un genre particulier puisqu’ils rassemblent des paranoïaques surarmés se préparant à l’invasion imminente de leur pays par les forces (sic) de l’ONU. Cette courte seconde partie fait alterner les séances de tir à l’arme lourde, les festivités orgiaques où sont convoqués les mêmes jeux alcoolisés et sexualisés que dans les universités de l’élite, et les groupes de parole où chacun confie sa rage et son angoisse de voir sa liberté piétinée de toutes parts.
      Roberto Minervini aborde ces deux mondes avec une certaine forme d’empathie manifeste. Tout au moins nous offre-t-il des éléments alimentant la nuance et la complexité de ses personnages, invitant par ce geste à chercher aussi dans leurs recoins les plus sombres des sources de questionnement plutôt que de condamnations a priori. Ainsi le racisme explicite des petits blancs – et la détestation particulière d’Obama – ne les condamne pas à se jeter dans les bras des républicains populistes puisque l’un d’entre eux fait même l’éloge d’Hillary Clinton comme héraut des pauvres. De même, les anciens combattants des guerres menées par les États-Unis au Moyen-Orient perçoivent bien qu’ils ont contribuer à l’ingérence et à la déstabilisation guidées par des motifs impérialistes. Ce choix de rendre compte sans manichéisme d’une réalité qui ne manque pas, par ailleurs, de susciter l’effroi, se traduit aussi dans une esthétique bien particulière : présence des corps, multiples couches sonores, superposition des arrières-plans...
      Ainsi, l’autre coté annoncé par le titre peut s’interpréter en de multiples réfractions. Il s’agit tout d’abord pour nous, public européen, de l’autre coté de l’Atlantique, cet ailleurs pourtant si proche qui nous permet de tenir à distance des démons partagés en feignant de les croire hors de portée. C’est aussi l’autre face du rêve américain, tout ce qui doit normalement être rejeté dans l’indicible et l’invisible pour que ce grand mythe demeure. C’est enfin la juxtaposition de deux aspects de la décomposition en cours d’une société qui se délite par tous les cotés et dont nous aurions tort de croire qu’elle nous est totalement étrangère.

      (Fragments d’une décomposition in Les Lettres françaises de décembre 2015)