Les enjeux sexués des « solidarités familiales » | Cairn.info
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L’usage du terme « solidarités familiales » occulte le plus souvent le système de genre. En outre, il camoufle des pratiques hétérogènes et sans doute difficilement comparables sur les plans quantitatif et qualitatif. Par exemple : loger une mère ou un père âgé, téléphoner à sa belle-fille, organiser un anniversaire en famille, s’occuper de ses petits-enfants, accompagner sa grand-tante chez le médecin, soutenir financièrement un fils chômeur ou une fille étudiante ne demandent pas le même investissement. Par ailleurs, dans la parenté contemporaine, où l’attachement et les liens d’obligation sont autant, sinon plus, affectifs que statutaires, l’étendue de cette solidarité est sujette à controverses. Celles-ci portent, d’une part, sur la délimitation du cercle familial relevant de l’entraide et des parents tenus de l’exercer (dans la lignée verticale plutôt qu’horizontale, les femmes plutôt que les hommes) et, d’autre part, sur les contours de ce soutien (la durée, l’ampleur et l’intensité des activités y afférentes). Ces questions sont complexes à aborder d’un point de vue féministe ; néanmoins, il est important de s’y attaquer pour au moins trois raisons.
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La première, peut-être la plus évidente, tient aux enjeux politiques majeurs en termes de reconnaissance, de justice et de redistribution que soulève la question des solidarités. Dans ce débat, une absence des analyses féministes matérialistes aurait assurément des conséquences négatives pour les femmes : continuer à considérer le travail de solidarité comme leur étant naturellement et gratuitement dévolu en est une. La contribution de Marie-Clémence Le Pape, Élise Tenret, Bérengère Véron, Karine Pietropaoli et Marie Duru-Bellat souligne l’utilité d’une analyse féministe des normes de justice fondant les obligations familiales. Cet article, à partir de trois enquêtes par questionnaires adressés à des échantillons représentatifs de la population française, montre que les hommes attachent, dans leur discours, plus d’importance à la solidarité familiale que les femmes, et particulièrement à celle destinée aux ascendant·e·s. Cette conception relativement normative du devoir filial ne semble toutefois guère les obliger, puisqu’ils sont moins présents que les femmes dans le travail d’aide. Les auteures montrent également des différences d’adhésion à ces normes entre femmes, selon leur degré d’implication dans l’exercice de la solidarité. Ces différences de représentations, entre femmes et hommes, mais également entre femmes, pourraient ouvrir des espaces de négociation portant sur la distribution des coûts du faire famille. La lecture de l’article est alors l’occasion de poser des questions nouvelles : sur les conditions autorisant certaines femmes à remettre en cause leurs charges de solidarité, voire à s’en libérer ; sur la nature des tâches dont elles voudraient se défaire au premier chef ; et, réciproquement, sur celles qu’elles ne veulent pas lâcher, même lorsqu’elles pourraient les déléguer au sein de la famille élargie ou en les externalisant.
La deuxième raison de réfléchir aux solidarités familiales a trait à la nécessité de considérer l’agentivité des femmes dans la famille, afin de ne pas les cantonner au seul rôle de victimes de plusieurs systèmes de domination. Cela implique de ne pas réduire la signification de l’entraide familiale à sa seule dimension contraignante et de ne pas minimiser la portée « capacitante » des solidarités familiales. L’implication massive et durable des femmes au sein de la parentèle – dont elles payent le prix, on ne le conteste absolument pas – peut aussi être une ressource dynamisant leur pouvoir d’agir et leur influence quant aux décisions et aux orientations familiales. Sous la pression de la norme d’égalité, il pourrait devenir de moins en moins légitime pour les hommes de prendre part aux décisions et de profiter des gratifications familiales sans contribuer un tant soit peu au travail domestique et donc, aussi, aux solidarités.
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C’est peut-être lorsque le droit d’être solidaire avec les personnes proches est remis en cause, notamment dans des contextes minoritaires ou hors de la famille hétérosexuelle, que l’intérêt de porter un regard féministe sur ces solidarités apparaît dans toute sa pertinence. La contribution d’Annick Anchisi et de Laurent Amiotte-Suchet à partir d’enquêtes ethnographiques sur la transformation des couvents en maisons de retraite médicalisées, en France et en Suisse, en fournit une preuve. Les auteur·e·s questionnent les enjeux de l’exercice des solidarités à l’aune du vieillissement des congrégations religieuses féminines. Le travail de soin au fondement de l’entraide communautaire que les religieuses assumaient entre elles est désormais externalisé vers des services professionnels, ce que les religieuses vivent comme une perte de leurs prérogatives. Elles se retrouvent ainsi disqualifiées, alors que certaines d’entre elles ont connu de riches parcours de vie qui leur ont permis d’expérimenter des modalités d’émancipation à l’intérieur même de l’organisation androcentrée et hiérarchique de l’Église. Ces réalités sont méconnues du personnel qui les prend en charge et qui ne peut concevoir, comme le disent les auteur·e·s, « les engagements des religieuses uniquement comme le résultat de diverses soumissions. Aussi, le savoir-faire et la réappropriation du pouvoir par les religieuses dans le but d’agir pour leur famille congrégationnelle ne sont pas compris comme pouvant servir de leviers aux causes féministes. »
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La troisième raison de conserver le terme de « solidarités familiales » relève de la nécessité de repenser des espaces d’appartenance favorisant une réelle égalité, une part étendue de liberté et davantage de bien-être. C’est l’occasion de regarder ce qui est, de l’objectiver, mais aussi d’inventer des solutions permettant de faire société. Car ni l’égalité juridique au sein du couple, ni les transformations de l’emploi féminin (féminisation de certains secteurs masculins, parcours moins discontinus des mères) n’ont conduit à un partage égal du travail domestique entre les sexes. Par ailleurs, la généralisation du temps partiel féminin, les horaires flexibles imposés, la persistance des inégalités de salaire, ainsi que diverses formes de précarisation de l’emploi limitent la portée émancipatrice qu’il aurait pu avoir pour les femmes. Pour autant, s’il est permis de continuer à penser qu’à côté de la dimension aliénante du travail salarié, il y subsiste un potentiel émancipateur, même pour celles qui occupent les postes les plus usants et les moins valorisés, pourquoi le travail émotionnel, de soin, et d’éducation qu’elles réalisent au sein de la famille serait-il uniquement source d’aliénation ? Dans quelle mesure la solidarité familiale ne pourrait-elle pas offrir aux femmes des perspectives émancipatrices, ne serait-ce que par le pouvoir que leur donne le collectif issu des liens solides et solidaires créés entre femmes autour et au-delà de la famille ?