« Une tempête solaire susceptible de priver le monde de réseaux électriques et de communications pendant des jours, voire des mois »
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Jacques Marceau, expert du numérique, alerte, dans une tribune au « Monde », sur la fragilité des infrastructures numériques en cas de fortes chaleurs.
La numérisation galopante de toutes les composantes de notre société confère dorénavant un caractère vital aux infrastructures de télécommunications qui irriguent nos territoires. Qu’elles soient terrestres ou radio, ces infrastructures supportent aujourd’hui l’organisation tout entière et le bon fonctionnement de notre pays, qu’il soit économique, politique, social, ou qu’il touche au bien-être et à la sécurité de ses citoyens.
C’est beaucoup demander à des réseaux de télécommunications qui, même de dernière génération, n’ont pas été conçus pour supporter de telles exigences et viennent remplacer des infrastructures existantes parfaitement souveraines et sécurisées mais qu’il devenait indispensable de remplacer, étant devenues inaptes à supporter les nouveaux usages du numérique.
Qu’il s’agisse de technologies optiques de nouvelle génération, de la 6G, de l’Open RAN (réseaux d’accès radio ouverts), des constellations de satellites ou encore des conséquences de la libération de nouvelles fréquences à échéance 2027-2031 et de la disparition de la diffusion hertzienne, les innovations et ruptures sont nombreuses dans le domaine des réseaux et ont ouvert la porte à de nouveaux arrivants, au premier rang desquels les grands acteurs du Net, mais également des acteurs des centres de données (data centers) et de l’informatique en nuage (cloud computing).
Le secteur financier sous tension
Si l’on peut se réjouir du dynamisme de ce marché, qui tranche avec le marasme de nombreux autres secteurs de l’économie, il n’en recèle pas moins de sérieuses sources d’inquiétude. Tout d’abord sur le plan de la fiabilité de ces réseaux, les technologies mises en œuvre étant souvent récentes et déployées tant sous la pression de pouvoirs publics impatients de tenir leur promesse de fournir aux Français une connectivité très haut débit que de la compétition commerciale entre des opérateurs soucieux d’apporter à leurs clients la meilleure expérience utilisateur et les meilleures performances au meilleur prix.
Inquiétude également sur le plan de la totale dépendance des infrastructures du numérique aux réseaux électriques : qu’il s’agisse d’infrastructures optiques, de stations radio, de data centers, jusqu’à la box installée chez le particulier, le réseau a besoin, de bout en bout, d’une alimentation en courant fort. Un courant fort lui-même transporté par des réseaux dont le pilotage et l’équilibre dépendent désormais du numérique. Une interdépendance qui nécessite un parfait fonctionnement de l’un comme de l’autre, sous peine de générer des pannes systémiques.
Qu’il s’agisse de la « nomadisation » des paiements ou de la « cloudification » du traitement des opérations, les services financiers s’affranchissent eux aussi chaque jour davantage des systèmes d’information traditionnellement propriétaires des banques, au profit des réseaux de télécommunications et de services de cloud publics.
Cette tendance est observée dans de nombreux secteurs, mais elle est accélérée dans le secteur financier par la désintermédiation des échanges et des paiements, qui, en évinçant les tiers de confiance, s’est accompagnée de l’arrivée de nouveaux acteurs occupant aujourd’hui des positions stratégiques sur des activités jusqu’à présent réservées à des institutions régulées, contraintes de respecter des obligations prudentielles très strictes.
Un risque intégré par les autorités financières
Ainsi, le secteur des services financiers tout entier, acteurs traditionnels comme nouveaux arrivants, utilise des infrastructures qui n’ont été ni conçues ni sécurisées pour supporter des flux sensibles et stratégiques comme ceux de l’industrie bancaire, et qui n’apportent aucune garantie ni de fiabilité, ni d’incorruptibilité, ni encore de résilience, ayant été déployées par des opérateurs commerciaux pour des usages grand public.
Sensible à ce constat, le groupe de place Robustesse présidé par la Banque de France, qui coordonne la gestion de crise de la place financière de Paris, vient de mener un exercice de simulation de cybercrise, déclinaison française d’un exercice conduit simultanément entre les autorités financières du G7 sous l’égide du Cyber Expert Group.
Sans jouer les cassandres, il semble évident qu’au-delà de la multiplication d’incidents aux conséquences plus ou moins fâcheuses, qu’il s’agisse de cyberattaques ou de pannes, nous risquons d’avoir un jour à faire face à un black-out numérique, ou plutôt électronumérique, total. C’est ce qu’évoque le Cigref [Club informatique des grandes entreprises françaises] dans son dernier rapport d’orientation, en pointant le risque d’une tempête solaire susceptible de priver le monde de réseaux électriques et de communications pendant plusieurs jours, voire des semaines ou des mois, entraînant la paralysie totale des communications et de toutes les activités qui en dépendent.
Possible tempête solaire dès 2025
Cette menace est également prise très au sérieux par la NASA, qui a récemment annoncé investir dans des technologies de surveillance et de protection face au scénario d’une tempête solaire qu’elle envisage dès 2025, le Soleil entrant dans une phase d’activité intense appelée « maximum solaire ».
Le coût d’une telle crise pourrait atteindre, selon l’ONG NetBlocks et pour la France seule, 900 millions de dollars par jour. Il est intéressant de constater que ce coût baisse significativement en fonction du niveau de dépendance des pays au numérique. A titre d’exemple, il ne serait que de 9 000 dollars par jour pour l’Ethiopie et d’à peine 1 000 dollars par jour pour la Guinée équatoriale. De quoi renverser l’ordre du monde !
S’il semble dorénavant difficile de limiter notre dépendance au numérique, à nous de nous prémunir efficacement contre les risques qui lui sont associés. Nous en avons sûrement les moyens tant technologiques qu’humains ; reste à déclencher une prise de conscience politique. Car, de toute évidence, la crise Covid n’aura pas suffi.
Jacques Marceau est également président de l’agence Aromates, administrateur de la Fondation Concorde
Jacques Marceau (cofondateur des Assises du très haut débit et des infrastructures du numérique)