admet que c’est perturbant : lorsque, comme elle, on ne dispose plus que de dix à douze minutes « d’espérance » de vie, le ciboulot s’emballe (1) et l’on revoit défiler à toute berzingue les scènes de son existence, parfois même celles qui ne présentent aucun intérêt ni importance. Ainsi ce souvenir-ci, qui remonte à plusieurs décennies, qui ne la concerne pas directement et auquel elle n’avait jamais repensé jusque alors :
C’était durant l’une des dernières fois où elle s’était retrouvée enfermée en asile psychiatrique. Ce coup-ci l’ambiance était assez éloignée de celle d’un univers concentrationnaire, le pavillon était plutôt cool, c’était mixte, la plupart des portes étaient ouvertes, il y avait bien quelques dérapages mais dans l’ensemble les journées se suivaient dans une sorte de rassurante monotonie, de sept heures du matin à neuf heures du soir tout le monde était assommé devant un poste de télévision à attendre l’heure de sa prochaine ration de Valium® et/ou de son prochain repas. La belle vie.
Il y avait toutefois un type étrange, parmi les zinzins — c’est-à-dire un type que même les zinzins trouvaient zinzin. On pouvait parfois l’apercevoir lorsque l’on passait devant sa cellule et que la porte n’en était pas fermée : le ceusse avait... un ordinateur. Lol. Ça peut paraître banal quand on dit ça maintenant, mais à l’époque PERSONNE n’avait d’ordinateur, on savait à peine ce que c’était, on se doutait bien qu’il devait exister des choses pareilles en Amérique ou sur une autre planète mais franchement personne n’en avait jamais vu — d’ailleurs même l’administration de l’asile disposait encore d’une machine à écrire mécanique, de papier carbone et de plumes Sergent-Major®. L’ordinateur du ceusse était une machine imposante qui prenait au moins la moitié de sa piaule, personne ne savait ce qu’il fabriquait avec, personne ne comprenait l’intérêt d’un engin pareil, en ce temps-là même le mot « Internet » n’existait pas. Chacun·e gardait ses distances avec celui qui passait pour un professeur Tournesol et son drôle de matériel, après tout il était peu bavard et n’enquiquinait personne, certes tout le monde était vaguement perplexe à son égard mais on ne lui posait pas de questions et d’ailleurs on n’aurait certainement pas compris les réponses.
Incroyab’, non ? « The Times They Are a-changin’ », comme chantait alors Dylan. Cela fait maintenant Gai-Luron et Belle Lurette que la vieille Garreau n’a pas été internée mais elle n’ose imaginer l’angoisse et les galères supplémentaires que cela doit être, dans les asiles, aujourd’hui que presque tout le monde dispose de petits téléphones-ordinateurs portatifs perpétuellement connectés à tout et n’importe quoi. Cette addiction crée vraisemblablement de nouveaux problèmes insolubles : laisser les zinzins « scroller » toute la journée et donc les laisser mariner dans leur zinzinitude, ou leur confisquer leur matériel et devoir gérer des crises de manque venant s’ajouter aux autres problèmes psychiatriques ? Ha ha, bon courage aux aliénistes.
En tout cas ne pas être connecté·e est en passe de devenir le dernier acte révolutionnaire.
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(1) Ça va, ce n’est pas cher.