• Thomas Piketty : « L’idéologie antipauvres finit par conduire à une dégradation générale de la qualité du service public »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/12/09/thomas-piketty-l-ideologie-antipauvres-finit-par-conduire-a-une-degradation-

    Ce n’est pas en se défoulant sur les plus précaires que l’on va résoudre les problèmes sociaux, plaide l’économiste dans sa chronique.

    Disons-le d’emblée : l’enquête édifiante publiée par Le Monde sur les procédures intrusives et ubuesques subies par des milliers d’allocataires des caisses d’allocations familiales (CAF) pose des problèmes fondamentaux pour l’avenir de la Sécurité sociale et des services publics, en France, en Europe et dans le monde. En épluchant des milliers de lignes de code indûment dissimulées, en rencontrant des personnes fragilisées et des parents isolés injustement pourchassés pour des trop-perçus imaginaires, les journalistes ont montré les conséquences dramatiques de ces pratiques algorithmiques aveugles sur les existences quotidiennes.

    Encore faut-il préciser que les agents des CAF sont souvent (? ndc) les premiers à dénoncer ces pratiques imposées par leur direction et par les responsables politiques à l’institution sociale à laquelle ils sont attachés. Rappelons que les CAF gèrent avec des moyens limités non seulement les allocations familiales, mais aussi le revenu de solidarité active (revenu de base et complément de revenu pour les bas salaires), les allocations logement, celles destinées aux parents isolés ou aux personnes handicapées, les prestations liées aux gardes d’enfants, etc., soit au total près de 14 millions d’allocataires (environ la moitié des ménages).

    Les coûts de fonctionnement des CAF comme des caisses de l’Assurance-maladie et de l’ensemble des caisses de la Sécurité sociale ont toujours été extrêmement modestes : entre 2 % et 3 % des prestations versées suivant les cas, contre 15 % à 20 % pour les compagnies d’assurances privées. Cette efficacité publique est une bonne chose en soi, à condition toutefois de ne pas pousser trop loin dans cette direction.
    Le problème est que le pouvoir politique n’a cessé de faire pression sur les caisses pour réduire toujours davantage ces coûts. La situation s’est notamment dégradée à la suite de l’arrivée au pouvoir en 2007 de Nicolas Sarkozy, qui a mis en avant la nécessité d’une chasse sans merci à la fraude sociale et les allocataires soupçonnés de ruiner le système.

    Glorification des « premiers de cordée »

    Et qu’importe si toutes les études montrent que la fraude fiscale et l’évasion en col blanc portent sur des montants autrement importants. Puisqu’il est compliqué de s’en prendre aux plus riches, vengeons-nous sur les plus pauvres ! Cette glorification des « premiers de cordée » et cette stigmatisation des plus #pauvres (réputés incapables de « traverser la rue » pour trouver un emploi, et régulièrement accusés de coûter un « pognon de dingue ») se sont encore accentuées avec Emmanuel Macron depuis 2017. Sommées de débusquer les #fraudeurs et de faire du chiffre avec des moyens humains réduits, les CAF se sont alors lancées dans la dérive algorithmique mise au jour par les journalistes. [dès 2010, en fait,c-à-d sous Hollande ndc]

    Le pire dans cette évolution est que l’#idéologie_antipauvres finit par conduire à une dégradation générale de la qualité du service public. Si vous n’en avez pas fait l’expérience vous-même, demandez autour de vous. Depuis plusieurs années, si vous envoyez un message aux CAF sur l’interface prévue à cet effet, la machine vous répond que les messages traités actuellement sont ceux réceptionnés il y a trois mois, et que le vôtre devra attendre (six mois plus tard, il attend toujours).

    En revanche, si l’on vous reproche un trop-perçu, parfois fantaisiste, il faut payer tout de suite, sans recours possible. Pour ceux qui en ont les moyens, ces situations ubuesques sont pénibles mais gérables. Pour tous ceux dont les finances sont tendues, c’est insupportable. De toute évidence, les #CAF ne disposent pas des moyens humains permettant de rendre un service de qualité et de traiter correctement les usagers, ce qui est extrêmement douloureux pour toutes les personnes impliquées.

    Cette dégradation du service public se retrouve dans de multiples domaines, par exemple avec des délais de plus de six mois pour obtenir des papiers d’identité, des procédures de remboursement toujours trop lourdes auprès de l’Assurance-maladie et des mutuelles, ou encore l’opacité extrême des #algorithmes d’affectation dans l’enseignement supérieur, dans un contexte de pénurie de places et de moyens dans les filières les plus recherchées.

    Stratégie de droite

    La stratégie de la droite visant à stigmatiser les pauvres et les « assistés » comme responsables des maux du pays est doublement perdante : elle fragilise les plus modestes et conduit à la dégradation du service public pour tous et au règne du chacun-pour-soi, au moment même où nous aurions besoin de socialiser davantage de ressources pour pourvoir aux besoins criants dans la santé, l’éducation et l’environnement. La vérité est que c’est dans le secteur privé que se trouvent les gaspillages et les rémunérations indues, et non dans les caisses sociales et les services publics.

    Cette nouvelle idéologie antipauvres est d’autant plus inquiétante qu’elle est au cœur des recompositions politiques actuelles. La loi antisquatteurs adoptée fin 2022 par une coalition RN-LR-Renaissance en est l’incarnation. Elle montre aussi les impasses de cette approche : ce n’est pas en se défoulant sur les plus #précaires et en fragilisant l’ensemble des #locataires à grands coups de bail raccourci de location meublée et d’expulsion accélérée que l’on va résoudre les problèmes de logement des dizaines de millions de ménages mal logés et mal isolés.

    Cette question est aussi l’occasion de combattre le RN sur le seul terrain qui vaille : celui des faiblesses et des incohérences de son programme. La conversion sociale du RN est un leurre. Le parti reste profondément imprégné de libéralisme économique, comme le montre sa volonté de supprimer l’impôt sur la fortune immobilière, de la même façon que Jean-Marie Le Pen voulait supprimer l’impôt sur le revenu dans les années 1980. Il est plus que temps de sortir des obsessions identitaires actuelles et de remettre les questions socio-économiques au centre du débat public.

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