• La « Black Tax », entre tremplin et fardeau pour les jeunes actifs Africains

    Très conséquent, notamment en Afrique orientale et australe, l’« impôt familial » – cette redistribution des travailleurs à leur famille élargie ou à leur village – crée des chaînes de solidarité mais affecte les budgets, l’investissement et parfois la santé mentale.
    Par Marion Douet(Nairobi, correspondance)

    Dennis Mumo Mwamati est l’illustration ultime de la « Black Tax » kényane. Dès sa première année d’université à Nairobi, cet élève modèle, dont aucun membre de la famille n’avait jamais atteint ce niveau d’études, s’est débrouillé pour avoir un petit boulot. Non pas pour profiter des joies estudiantines de la capitale, lui qui débarquait d’un village rural du pays Kamba (Sud), mais pour commencer à payer les frais de scolarité des cinq frères et sœurs nés après lui, dans une famille de huit. « Le petit dernier sera diplômé l’année prochaine, j’attendais ça avec tellement d’impatience ! », lâche en riant l’architecte, une dizaine d’années, et des dizaines de milliers d’euros plus tard.

    Car Dennis a « aidé » bien au-delà de sa propre fratrie : à 38 ans, il a financé l’éducation de sept autres enfants, qu’il n’a parfois jamais rencontrés. Entre primaire et secondaire, un trimestre dans le public coûte généralement entre 7 000 et 11 000 shillings (45 à 70 euros), un chiffre qui grimpe à l’université et auquel il faut rajouter les livres, les uniformes, parfois le logement et la nourriture. « Au plus haut, cela a dû représenter jusqu’à 30 % à 40 % de mes revenus, sans même compter les travaux chez mes parents », calcule-t-il à la volée. Au village, sa maison d’enfance en terre battue et toit de chaume est méconnaissable : carrelage et ciment, eau et électricité courante, télévision branchée sur un bouquet satellite.
    Payer sa dîme, à son tour, n’était pas une question. Si Dennis travaille aujourd’hui dans l’immense et verdoyant complexe des Nations unies à Nairobi, une situation très confortable, c’est parce que deux anges gardiens ont financé ses études lorsque son père, réparateur de vélos (« il gagnait 70 shillings par jour, moins qu’un demi-dollar ! »), n’a plus été en mesure de payer. Pas même des proches, mais de simples connaissances – l’un guide touristique et l’autre employé dans l’industrie du tabac – en visite au village au moment où le lycée le mettait à la porte. « Ils étaient passés par là eux aussi. Ils ne m’ont demandé que deux choses : de bonnes notes et un bon comportement, point. Si je suis là où je suis, c’est grâce à eux. »

    Achat d’un toit, d’une voiture ou vache

    La « Black Tax », également appelée par la recherche – assez limitée – « impôt familial » ou « solidarité forcée », est un sujet omniprésent dans la vie des Kényans. Pour cet article, chaque discussion informelle a charrié des dizaines d’anecdotes de la part d’actifs urbains constamment sollicités, ici pour entretenir leurs parents ; là pour payer les fameux frais de scolarité d’un frère, neveu, cousin – ou inconnu – ; contribuer à une cagnotte pour une facture d’hôpital ; ou encore boucler l’achat d’un nouveau toit, d’une voiture, ou d’une vache.
    Dans un pays où téléphones et paiement mobiles sont partout, transférer de l’argent prend dix secondes, en un clic. Alors, certains confient ne plus décrocher leur portable aux alentours des jours de paie, quand il n’existe aucune échappatoire aux requêtes surprises. D’autres vont jusqu’à ouvrir des comptes d’épargne consacrés au financement des obsèques des nombreux ascendants (parents, beaux parents, oncles et tantes) pour lesquels ils sont censés payer.

    Bien que très poussé au Kenya, le phénomène est continental. Au Nigeria, on le surnomme le « Billing » (la facturation) et en Afrique du Sud, où est né le terme « Black Tax », près de 60 % des actifs prévoyaient de soutenir financièrement leur famille dans le futur, selon une étude du groupe de services financiers Old Mutual datant de 2018, dans un pays où le système d’apartheid, dans lequel les Noirs n’avaient pas accès à la propriété, a durablement vicié l’ascenseur social pour l’immense majorité de la population.

    Le comédien sud-africain Trevor Noah s’est ouvert dans une interview avec l’animatrice américaine Oprah Winfrey sur le poids reposant aujourd’hui sur les épaules des « jeunes Noirs qui ont réussi » pour « corriger » le passé.
    Qui paye cet « impôt » ? Pour les besoins de son livre Handle Black Tax Like a Pro (« Gérer la Black Tax comme un pro », Penguin, non traduit), la Sud-Africaine Ndumi Hadebe a mené des dizaines d’interviews dans son pays, du « dirigeant de banque » jusqu’au « réceptionniste ». « Quelqu’un qui gagne 5 000 rands par mois [environ 250 euros] va parler de petits montants, tandis qu’un directeur financier va payer pour envoyer la fille de sa sœur faire des études en Europe. Mais la pression est très similaire, c’est juste l’échelle, les chiffres qui changent, explique au Monde cette coach en développement personnel. Plus vous gagnez, plus vous payez. »

    Pris en étau
    Femme ou homme, salarié ou entrepreneur, les jeunes urbains diplômés de la classe moyenne se disent parfois pris dans un étau : on a payé pour leurs études, ils bénéficient d’un revenu régulier, mais leur salaire est limité, la ville est chère, et leurs petits frères et sœurs ne sont encore pas autonomes.
    Les attentes sont encore plus marquées pour la diaspora, surtout lorsqu’elle est payée en euros ou en dollars. Armandine Touré, agente de sécurité chez Disneyland à Paris, envoie entre 50 et 1 500 euros par mois à son père, à Abidjan. « Il ne les garde pas pour lui tout seul, mais partage avec sa sœur, ses neveux, ses nièces. On se prive de beaucoup de choses pour envoyer à nos parents », raconte cette Bénino-Ivoirienne, insistant sur le coût des services de base en Côte d’Ivoire. « Tout est payant là-bas. Si vous n’avez pas cinq euros pour la consultation médicale, on vous laisse mourir sur le trottoir. »

    Les défaillances des services publics et autres filets sociaux sont l’un des ressorts-clés de ce système de redistribution informel, qui pallie l’absence d’un véritable système étatique. En Afrique subsaharienne, les actifs sont à la fois caisse de retraite, sécurité sociale et banque – l’accès au crédit étant très restreint. A cela s’ajoute le devoir de solidarité, inter et intragénérationnel, hérité des modes de vie traditionnels, où les enfants prennent soin de leurs aînés. Mais une partie de la jeune génération tend à questionner ce modèle.
    A Nairobi, Mercy Onyango (les nom et prénom ont été changés) a deux filles mais six enfants à charge depuis le décès de sa sœur, il y a dix ans. Etudes, nourriture, vêtements et jusqu’aux serviettes hygiéniques des adolescentes : elle subvient aux besoins de ses quatre neveux et nièces au village, près d’Homa Bay (Ouest). « Au début, j’ai pensé que c’était normal, mais avec le temps qui passe, les frais qui augmentent, maintenant c’est trop », raconte-t-elle à deux pas de la petite clinique de physiothérapie qu’elle a cofondée.
    D’apparence calme et posée, cette jeune mère est en fait tiraillée : elle tient à bien faire, veut offrir à ces quatre enfants une indépendance afin, aussi, qu’ils ne soient pas à sa charge pour toujours, mais ces dépenses créent des tensions dans son couple et, surtout, reportent ses propres projets. « Je voudrais passer un diplôme de coiffure, avancer doucement, doucement. J’aimerais aussi ouvrir une deuxième branche pour la clinique. C’est comme si les enfants que je soutiens me retardaient dans tout ça », soupire-t-elle.

    Pression psychologique
    Des chercheurs ont étudié l’impact de ces redistributions sur la structuration des économies. Ainsi, en 2018, une étude de l’Ecole d’économie de Toulouse analysant des données collectées dans trente et un pays africains, dont le Cameroun, le Burkina Faso, la République démocratique du Congo ou encore le Rwanda, a conclu que « l’impôt familial » y freine l’entrepreneuriat et réduit le nombre d’entreprises formelles fondées par des Africains – au profit notamment d’étrangers ou d’immigrés. Ceux qui se lancent quand même ont tendance à rester petits et informels, parce que grossir impliquerait notamment une « taxation plus élevée par leur famille élargie ».
    La pression psychologique est un autre aspect récurrent de l’impôt familial. Il y a la culpabilité de dire non mais aussi celle de dire oui, pour obtenir « cette satisfaction de court terme, cette dopamine de faire plaisir aux gens », décrypte Ndumi Hadebe, qui a écrit son livre après avoir compris qu’elle n’avait aucune épargne à 40 ans.
    Le tabou, les non-dits autour de la question peuvent développer de l’anxiété, voire de la dépression, dit-elle, plaidant pour la communication et l’instauration de limites personnelles : « La Black Tax n’est pas un problème d’argent, c’est un problème de limites. D’ailleurs, un point qui m’a marquée, c’est que les gens ne tiennent pas le décompte de ces dépenses. Psychologiquement, il vaut mieux ne pas savoir. »

    Steve Mase (les nom et prénom ont été changés), un expert en études environnementales kényan, a décidé de ne plus « payer ». Ses vieux parents, d’accord, mais au-delà il est aux abonnés absents. « Avec ma femme, on se dit que notre responsabilité, ce sont nos enfants. Si nous détournons nos yeux de cette responsabilité, ils en souffriront. Ce sera un cercle vicieux », témoigne ce quadragénaire. Au sein de sa famille, la décision a créé « une sorte de guerre froide. Mais c’est le prix de l’indépendance ». Il aimerait voir les services publics se renforcer au Kenya, quitte à devoir payer plus d’impôts, mais à condition que cet argent ne soit plus aspiré par la corruption.
    Une taxe en remplace une autre… Pour la chercheuse en finance Anne Cabot-Alletzhauser, du Gordon Institute of Business Science de Johannesburg, le système fiscal sud-africain devrait intégrer le fait qu’un contribuable fait vivre de nombreux individus autour de lui, et adapter ainsi son imposition. Surtout, estime-t-elle, il faut garder en tête que seule une petite portion de la planète échappe en fait à l’impôt familial.
    « La Black Tax ne concerne pas que les Noirs. Vous n’avez pas de Black Tax en Scandinavie, par exemple, mais vous l’avez en Asie, ou dans le monde islamique, dit-elle. Je pense qu’il faut arrêter avec ce concept de Black Tax et parler de la réalité du monde, du fait qu’une vision individualiste de la finance est un luxe que seul l’Occident peut se payer, en raison de l’immense opulence qu’il a historiquement eue. »

    https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/10/17/la-black-tax-entre-tremplin-et-fardeau-pour-les-jeunes-actifs-africains_6194