• La non-histoire du dividu

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    Amel Nour

    L’obsolescence de l’homme, de Günther Anders, scandaleusement "ignorée" en France pendant plus de 50 ans, reste en 2023 une œuvre encore largement méconnue, sans que l’on puisse savoir s’il s’agit d’un silence intéressé ou de l’un des effets de l’ablation universelle de l’attention, dont ce texte nous livre l’accablant diagnostic.

    Anders mène une enquête sur l’état de l’humanité face aux forces proprement impensables qu’elle a déchaînées. C’est ainsi que l’hubris technologique a produit la bombe atomique, dont l’auteur note que les conséquences, littéralement, dépassent l’entendement.

    Mais ce qu’il nous décrit est pire encore : à savoir que cette démesure industriellement suréquipée est elle-même une nouvelle sorte de bombe, et même la bombe ultime, capable d’exploser l’humanité tout en conservant ses apparences :
    « L’effacement, l’abaissement de l’homme en tant qu’homme réussissent d’autant mieux qu’ils continuent à garantir en apparence la liberté de la personne et les droits de l’individu. Chacun subit séparément le procédé du "conditioning", qui fonctionne tout aussi bien dans les cages où sont désormais confinés les individus, malgré leur solitude, malgré leurs millions de solitudes. Puisque ce traitement se fait passer pour "fun" ; puisqu’il dissimule à sa victime le sacrifice qu’il exige d’elle ; puisqu’il lui laisse l’illusion d’une vie privée ou tout au moins d’un espace privé, il agit avec une totale discrétion. »
    Lancé "à la recherche de la vie perdue", cet essai en rencontre l’expression achevée sous la forme du "dividu", soit l’individu en morceaux, auto-divisé et auto-entrepreneur de sa propre dispersion : « l’homme d’aujourd’hui, [qui] est lui aussi un produit (dans la mesure où il est au moins le produit de sa propre production, une production qui l’altère totalement et imprime en lui, en tant que consommateur, l’image du monde produit industriellement et la vision du monde qui lui correspond). »

    L’auteur pourra encore noter qu’ « aujourd’hui, une âme coupée en deux est un phénomène quotidien. C’est même le trait le plus caractéristique de l’homme contemporain, tout au moins dans ses loisirs, que son penchant à se livrer à deux ou plusieurs occupations disparates en même temps (…). L’homme qui prend un bain de soleil, par exemple, fait bronzer son dos pendant que ses yeux parcourent un magazine, que ses oreilles suivent un match et que ses mâchoires mastiquent un chewing-gum. Cette figure d’homme-orchestre passif et de paresseux hyperactif est un phénomène quotidien et international. »
    Soyons justes : ce qui a quand même changé, c’est que le « magazine » a été remplacé par le Smartphone.
    Si, en 1967, Debord exposera, sous une forme hégélienne-marxienne, les mécanismes de la société du spectacle, Anders l’avait déjà soumise, 11 ans avant, à une implacable enquête phénoménologique (ce que Debord semble avoir eu du mal à admettre, mais passons).

    C’était bien déjà cette passivité propre au spectateur que décrivait Anders : « Maintenant, ils sont assis à des millions d’exemplaires, séparés mais pourtant identiques, enfermés dans leurs cages tels des ermites – non pas pour fuir le monde, mais plutôt pour ne jamais, jamais manquer la moindre bribe du monde en effigie. »

    Et parmi ces effigies, trônent nécessairement les vedettes, dont Debord notera que c’est le besoin qu’on a d’elles, la misère de ce besoin, qui les fait vedettes, ce qu’Anders exprime tout aussi rigoureusement :
    « Il est on ne peut plus logique que ceux d’entre nous qui réussissent de la façon la plus spectaculaire à avoir de multiples existences (et à être vus par plus de gens que nous, le commun des mortels), c’est-à-dire les stars de cinéma, soient des modèles que nous envions. La couronne que nous leur tressons célèbre leur entrée victorieuse dans la sphère des produits de série que nous reconnaissons comme "ontologiquement supérieurs". C’est parce qu’ils réalisent triomphalement notre rêve d’être pareils aux choses, c’est parce qu’ils sont des parvenus qui ont réussi à s’intégrer au monde des produits, que nous en faisons des divinités. »
    L’auteur poursuit en décrivant précisément cette intégration :
    « Il n’y a plus aucune différence ontologique essentielle entre la star de cinéma disséminée dans les milliers de copies de ses films et le vernis à ongles réparti pour être vendu dans des milliers de flacons. Il est on ne peut plus logique que, dans la réclame, la star et la marchandise de masse se soutiennent mutuellement (la star en recommandant la marchandise, la marchandise en accueillant des images de la star sur son emballage) et s’allient : "Qui se ressemble s’assemble". »
    Ce qui est vrai des marchandises, des vedettes, des marchandises vedettes et des vedettes-marchandises l’est aussi, comme par ruissellement dirait-on aujourd’hui, des citoyens des cités d’illusion (« quand le fantôme devient réel, c’est le réel qui devient fantomatique »), et de la même façon, qui les rend pareillement étrangers : « C’est seulement par mégarde qu’ils peuvent encore se voir, se regarder ; c’est seulement par hasard qu’ils peuvent encore se parler (à condition qu’ils le veuillent ou le puissent encore). Ils ne sont plus ensemble mais côte à côte ou, plus exactement, juxtaposés les uns aux autres. Ils sont de simples spectateurs. »

    Mais spectateurs de quoi ? De n’importe quoi à portée de nos doigts fébriles ou frénétiques, qui puisse nous divertir – au sens pascalien – de nos vies fantomatiques ; de ces milliards d’existences occupées – au sens militaire – à produire et consommer des fantômes (« nous devenons des voyeurs exerçant leur domination sur un monde fantôme »), c’est-à-dire des mensonges en veux-tu en voilà ; alimentaires, diététiques, médiatiques, politiques, électriques, névrotiques toujours : « il est inutile d’arranger après coup de fausses visions du monde, des visions qui diffèrent du monde, des idéologies, puisque le cours du monde lui-même est déjà un spectacle arrangé. Mentir devient superflu quand le mensonge est devenu vrai. »

    Debord aurait pu écrire : « quand le monde n’a d’importance sociale que sous forme de reproduction, c’est-à-dire en tant qu’image, la différence entre être et paraître, entre réalité et image, est abolie. Quand l’événement sous forme de reproduction prend socialement le pas sur sa forme originale, l’original doit alors se conformer aux exigences de la reproduction et l’événement devenir la simple matrice de sa reproduction », mais c’est encore Anders qui l’avait déjà noté.

    De même, il n’y a maintenant plus qu’un seul mot à changer pour qu’il ait également noté que « rien ne nous aliène à nous-mêmes et ne nous aliène le monde plus désastreusement que de passer notre vie, désormais presque constamment, en compagnie de ces êtres faussement intimes, de ces esclaves fantômes que nous faisons entrer dans notre salon d’une main engourdie par le sommeil – car l’alternance du sommeil et de la veille a cédé la place à l’alternance du sommeil et de l’internet (…) Rien ne rend l’auto-aliénation plus définitive que de continuer la journée sous l’égide de ces apparences d’amis : car ensuite, même si l’occasion se présente d’entrer en relation avec des personnes véritables, nous préférerons rester en compagnie de nos portable chums, nos copains portatifs, puisque nous ne les ressentons plus comme des ersatz d’hommes mais comme nos véritables amis », et souvent même nos coachs aussi, puisqu’il « est presque inutile de rappeler que d’innombrables girls réelles se sont donné l’apparence d’images de cinéma et courent çà et là comme des reproductions de reproductions, parce que si elles se contentaient d’être elles-mêmes, elles ne pourraient pas rivaliser avec le sex-appeal des fantômes et seraient, de la manière la moins fantomatique qui soit, reléguées dans l’ombre, c’est-à-dire ramenées dans la dure réalité. »

    La dure réalité, c’est bien sûr d’en éprouver les ruines, le gris, les débris, le vide et l’ennui. C’est de se faire une sensibilité pour de vrai, ce contre quoi ce monde ne tiendrait pas une heure de plus, si elle se généralisait. La représentation, sous ses dehors hypnotiques est avant tout une anesthésie planétaire.

    Comme le remarque encore Anders : « Qui a déjà eu l’occasion de regarder une course automobile qui, sur l’écran de télévision, a l’air d’une course de modèles réduits a pu constater ensuite, incrédule, que l’accident mortel auquel il a alors assisté ne l’a, en réalité, guère affecté. Certes, on sait bien que ce à quoi l’on vient d’assister vient réellement d’arriver au moment même où on l’a vu sur l’écran de télévision ; mais on le sait seulement. »

    Pour une humanité ainsi éduquée, il devait fatalement devenir tout aussi vrai que l’écran deviendrait total ; qu’il recouvrirait inexorablement toute la réalité, de sorte que « ce n’est pas la véritable place Saint-Marc, celle qui se trouve à Venise, qui est "réelle" pour [les touristes] mais celle qui se trouve dans leur album de photos à Wuppertal, Sheffield ou Detroit. Ce qui revient à dire que ce qui compte pour eux n’est pas d’y être mais d’y être allé. »

    Il est donc ici aisé de conclure que « l’intention de la livraison d’images, de la livraison de l’image totale du monde », était bien dès le début des temps spectaculaires, « de recouvrir le réel à l’aide du prétendu réel lui-même et donc d’amener le monde à disparaître derrière son image. »

    http://www.contrelitterature.com/archive/2023/01/06/presence-de-gunter-anders-6420821.html

  • Zombies, mode d’emploi .
    Et puis il y a les zombies. Masques et postures au rabais, phrases prépayées. Le zombie n’est pas sorti d’une tombe ; c’est une tombe de sortie. On en a vu pourtant reprendre vie ; il ne s’agissait pas d’un miracle, mais du fait que, dans une situation d’effondrement, quelques zombies se voient contraints d’aimer la liberté.
    A noter cependant qu’en masse ou disjonctés, ils sont dangereux.
    De façon générale, on passe son chemin, on longe le mur du con.
    Inutile de les prendre de front, sauf circonstances favorables ; quand ils sont piégés, quand ils se sentent idiots : rares moments de lucidité, où la conscience radicale peut les atteindre, voire les transpercer de ses flèches agiles.
    Car ils sont friables. Le zombie ne l’est pas à 100 % 24h/24. Le taux de zombification est également variable : un humain habite dedans, dans un état de dégradation mais aussi de réceptivité plus ou moins avancé.
    On peut jouer là-dessus. Il faut être prudent façon renard, et y aller en douceur façon colombe ou attaquer façon tigre, ou décamper façon petit poisson ; le requin n’arrive pas à attraper l’ingénieux petit poisson.
    Tout cela est affaire de circonstances, de motivation, d’enjeux, de goût ; de compassion aussi, car ils ne savent pas ce qu’ils sont. Le zombie se caractérise en effet par un haut degré d’insensibilité aux autres certes, mais aussi à soi-même.
    Il marche au pas en boitant du dedans.
    C’est la faille principale, celle qu’atteignent nos flèches, celle qui fait trembler leurs façades.
    Ce qui nous amène à résoudre l’haletante question que La Boétie posa à sa façon : pourquoi les hommes ne se révoltent-ils pas ? La servitude n’est volontaire que tant que et parce que l’humain ne trouve pas d’issue. Il ne trouve pas d’issue parce qu’il a été divisé par ceux qui veulent régner. D’abord divisé les uns des autres, puis divisé de soi à soi. Son semblant d’unité tient à la cuirasse caractérielle qu’il s’est forgée dès l’enfance afin d’oublier – sous les coups répétés de l’ennui institué, des contraintes à la chaîne et des frustrations solitaires -, d’oublier l’innocence de l’être, la joie de vivre, le bonheur qui rebondit, le bouquet des merveilles qui s’offrait à ses yeux.
    L’enfance veut se déployer au paradis, on lui inflige vite le b.a.-ba de l’enfer. Trimer, serrer les dents, faire bonne figure, tandis que la flamme s’éteint au-dedans. La vie grise qu’on nous vend a toujours un arrière-goût de cendres. Telle est la cartographie scientifique du zombie advenu, qui réclame notre indulgence et la mise en œuvre d’une stratégie adaptée, des fois que les apparences cesseraient de lui être trompeuses, ce qui lui pend au nez.

  • Le spectacle colonise, floute, puis pénètre et irradie la réalité, tend à s’y substituer et la rend indiscernable en tant que telle, ce qui revient à masquer efficacement ses propres opérations bien réelles. De sorte que le regard abusé ne rencontre jamais que des reconstitutions holographiques de la réalité, ce qui caractérise une sorte d’achèvement de la fausse conscience. A un certain point de fausse conscience, ce même regard produit d’ailleurs de lui-même instantanément ces reconstitutions, de sorte qu’il ne rencontre jamais que les hologrammes dont les programmes se sont implantés en lui.

  • https://observatoiresituationniste.com

    – Le site, L’Observatoire situationniste - The Situationist Observatory ., a l’air de recevoir plus de trafic que d’habitude ! 37 vues par heure.

    « L’insatisfaction radicale à propos de tout ce qui fait ce monde est communément sans mots qui puissent en exprimer l’intensité, l’aggravation. Elle ne peut donc que se radicaliser. »

  • Le partage des eaux .

    - à propos du Mausolée des Intellectuels , de Mehdi Belhaj Kacem.

    Comme l’écrivait Jaime Semprun, dans son Précis de récupération, autre superbe dénonciation, mais cette fois des intellectuels-récupérateurs des années 70 : « Il y a des gens que l’on passe comme des ponts. »
    https://observatoiresituationniste.com/2022/12/17/le-partage-des-eaux

    • Ok donc un livre pro eugénisme, négationniste de l’ampleur de la catastrophe, validiste, et surtout totalement inverse à la réalité concrète que nos gouvernements n’ont PAS fait grand chose en rapport avec le sanitaire (c’est pas parce qu’ils le crient que c’est vrai, Great Barrington etc). Le monsieur étant « france soiresque », à fricoter avec l’horrible Mucchielli etc : https://seenthis.net/messages/946435

      Pour une description de quelques éléments importants du temps présents, on lira plutôt « Q comme qomplot » de Wu Ming, qui même si on peut discuter certains points, est bien plus juste (au sens de proche de la vérité et au sens de justice, de moral).

    • Merci mais ça fait 3 ans qu’on documente collectivement, dans une optique d’autodéfense sanitaire et intellectuelle, les différentes manières d’approcher ce qui arrive, et en quoi « c’est pas une pandémie c’est une syndémie » sert depuis maintenant plusieurs années à argumenter contre toute forme d’action qui aide vraiment à diminuer la contagion, les mutations (qui arrivent PARCE QUE on laisse propager à grande échelle), les cas graves ET surtout les covid longs qui handicapent maintenant à long terme (voire à vie) des millions de personne.

      Donc ça sert à en fait rester uniquement au status quo ou presque, car toutes les pathologies de long terme (comme l’obésité, les problèmes cardiaques, la cigarette, les perturbateurs endocriniens, etc, etc) ce sont des choses horribles à traiter mais qui ne le peuvent QUE sur le long terme : sur des décennies de changement à effectuer (puisque la source c’est la société industrielle capitaliste et que ça ne se change pas en un claquement de doigts).

      Tandis que faire des actions simples (vraiment simples) pour aider les millions de gens dans la merde maintenant à cause du covid (je répète cas graves ET covids longs) c’est des choses faisables à très court terme : vaccins (et encore mieux si en licence libre) + masques FFP2 + mesures du CO2 dans les lieux clos + aérations/filtrages de l’air. Tout ça peut se faire sans du tout attendre 20, 30, 50, 100 ans que le système capitaliste entier ne change (ce qui doit être fait aussi mais c’est totalement sur un autre plan qu’aider les gens ici et maintenant avec des mesures ultra simples prouvées comme étant très efficaces et qui peuvent parfaitement se faire de manière autonomes sans rien de liberticide).

      Alors quand des Belhaj connus pour fricoter avec toute la mouvance de merde fantasmeuse de complots, eugéniste (réinfo covid, mucchielli, etc), et qui nie totalement le problème de là maintenant sous couvert d’idéaux « plus grands » (qui pour 99% ne sont qu’une excuse trouvée pour ne rien faire maintenant et se faire mousser en « moi je suis un vrai révolutionnaire »), c’est juste alerte rouge du grand n’importe quoi, et on a des centaines de pages ici même de contenus très sourcés allant à l’encontre de ce qu’il raconte.

      Encore une fois, Wu Ming est bien plus précis et nuancé, tout en étant radical (aucun fantasme de complots, démontage de tous les mécanismes des fantasmes, et dans le même temps critique des gouvernements qui en profitent pour accélérer les privations de libertés et la surveillance).

  • « Le greenwashing fonctionne comme une idéologie, au sens de Marx : ce n’est pas tant un mensonge délibéré qu’un phénomène structurel d’inversion de la réalité dans la conscience commune. On peut aussi dire qu’il relève de ce que Guy Debord nommait le « spectacle » : une mise en scène qui, tout en exprimant les rêves d’une humanité endormie, fait écran sur le monde réel et les dynamiques qui le façonnent, et finit par anesthésier les esprits face à un mode d’organisation délétère, socialement et humainement. »

    Extrait de : Greenwashing. Manuel pour dépolluer le débat public, ouvrage collectif dirigé par Aurélien Berlan, Guillaume Carbou, Laure Teulières.
    https://observatoiresituationniste.com/2022/12/09/greenwashing-as-an-ideology

  • Fallait-il qu’au milieu de tant de fleurs, je n’ai pu voir que toi ? Depuis quand vivais-tu éclose épanouie au jardin de mon cœur ? T’avais-je recueillie avant d’avoir cueilli l’étoile dont tu brilles ?
    De deux choses 𝘭𝘶𝘯𝘦, puisqu’aussi loin que je m’en souvienne, les paysages, rêvés et traversés, ont sculpté ton visage aux rives du sourire.

    C’est pourquoi
    aucun bleu ne s’alarme
    sur la terre comme au ciel
    comme moi
    d’une larme
    aux ailes de tes yeux,
    aucun ciel qu’on connait
    n’est assez beau ma belle
    pour arroser les fleurs
    du bouquet que j’ai fait
    pour toi
    des élans de mon cœur.

  • Le salariat est le viol généralisé de l’activité humaine, la déshumanisation du travailleur, dont l’activité consiste seulement à adopter 𝘭𝘦𝘴 𝘱𝘰𝘴𝘪𝘵𝘪𝘰𝘯𝘴 𝘲𝘶𝘪 𝘧𝘰𝘯𝘵 𝘫𝘰𝘶𝘪𝘳 𝘭’𝘢𝘳𝘨𝘦𝘯𝘵, positions fameusement décrites par le jeune Marx dans ses célèbres Manuscrits de 1844 : « le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence… dans le travail, celui-ci ne s’affirme pas, mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit… Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification… L’activité de l’ouvrier n’est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même ».

    Généalogie du dieu argent, 𝘗𝘳é𝘧𝘢𝘤𝘦.

  • Pour mesurer la « valeur travail » et la « valeur » d’un travail .

    Définition universelle :
    Un travail humain authentique est l’effort consenti pour produire ou créer, afin de réaliser un projet épanouissant la personne qui l’effectue.

    – Si le travail est non pas cet effort consenti, mais un acte forcé, il devient violence, contrainte.

    – Si le travail réalise un projet étranger à celui qui l’effectue, il devient dépossession de son acte, aliénation de soi.

    – Si le travail n’épanouit pas une disposition, un talent, une potentialité de celui qui l’effectue, il devient dessèchement, atrophie.

    Déduction universelle :

    S’émanciper du travail inauthentique consiste à rendre universellement prioritaire l’épanouissement des dispositions, des talents et des potentialités de chacune et de chacun.

    Observatoire situationniste, extrait.

  • Zombies, mode d’emploi.
    Et puis il y a les zombies. Masques et postures au rabais, phrases prépayées. Le zombie n’est pas sorti d’une tombe ; c’est une tombe de sortie. On en a vu pourtant reprendre vie ; il ne s’agissait pas d’un miracle, mais du fait que, dans une situation d’effondrement, quelques zombies se voient contraints d’aimer la liberté.
    A noter cependant qu’en masse ou disjonctés, ils sont dangereux.
    De façon générale, on passe son chemin, on longe le mur du con.
    Inutile de les prendre de front, sauf circonstances favorables ; quand ils sont piégés, quad ils se sentent idiots : rares moments de lucidité, où la conscience radicale peut les atteindre, voire les transpercer de ses flèches agiles.
    Car ils sont friables. Le zombie ne l’est pas à 100 % 24h/24. Le taux de zombification est également variable : un humain habite dedans, dans un état de dégradation mais aussi de réceptivité plus ou moins avancé.
    On peut jouer là-dessus. Il faut être prudent façon renard, et y aller en douceur façon colombe ou attaquer façon tigre, ou décamper façon petit poisson ; le requin n’arrive pas à attraper l’ingénieux petit poisson.
    Tout cela est affaire de circonstances, de motivation, d’enjeux, de goût ; de compassion aussi, car ils ne savent pas ce qu’ils sont. Le zombie se caractérise en effet par un haut degré d’insensibilité aux autres certes, mais aussi à soi-même.
    Il marche au pas en boitant du dedans.
    C’est la faille principale, celle qu’atteignent nos flèches, celle qui fait trembler leurs façades.
    Ce qui nous amène à résoudre l’haletante question que La Boétie posa à sa façon : pourquoi les hommes ne se révoltent-ils pas ? La servitude n’est volontaire que tant que et parce que l’humain ne trouve pas d’issue. Il ne trouve pas d’issue parce qu’il a été divisé par ceux qui veulent régner. D’abord divisé les uns des autres, puis divisé de soi à soi. Son semblant d’unité tient à la cuirasse caractérielle qu’il s’est forgée dès l’enfance afin d’oublier - sous les coups répétés de l’ennui institué, des contraintes à la chaîne et des frustrations solitaires -, d’oublier l’innocence de l’être, la joie de vivre, le bonheur qui rebondit, le bouquet des merveilles qui s’offrait à ses yeux.
    L’enfance veut se déployer au paradis, on lui inflige vite le b.a.-ba de l’enfer. Trimer, serrer les dents, faire bonne figure, tandis que la flamme s’éteint au-dedans. La vie grise qu’on nous vend a toujours un arrière-goût de cendres. Telle est la cartographie scientifique du zombie advenu, qui réclame notre indulgence et la mise en œuvre d’une stratégie adaptée, des fois que les apparences cesseraient de lui être trompeuses, ce qui lui pend au nez.

    Observatoire situationniste n°3.

  • La Machine, le Spectacle et l’immémorial goût du pouvoir.

    En cas d’effondrement, de crise totale, ce ne sont pas les alternatives matérielles à retrouver ou réinventer qui seront le problème majeur, mais la capacité des uns et des autres à entrer dans une authenticité radicale ; à pratiquer les uns envers les autres le renoncement au pouvoir sous toutes ses formes.

    Vu sous cet angle, le gigantesque complexe industriel n’est rien d’autre que la sophistication extrême et le développement abouti des moyens utilisés par la domination plurimillénaire qui s’exerce sur la nature et l’humain.

    La Machine, qui est certes un problème, n’est donc pas Le problème : elle n’est que la matérialisation finale du problème.

    Le problème, ce sont nos faussetés individuelles et collectives, devenues systémiques, et l’épaisseur de notre aveuglement face à nos manquements envers tout ce qui pouvait faire de nous une des plus nobles espèces.

    La société du spectacle aura juste été la forme historique réalisée et la caution systémique de cet aveuglement et de ces faussetés.

  • « Nous marchons dans la ville condamnée et nous marchons simultanément dans une autre dimension.
    Nous croisons surtout des zombies, un grand nombre d’égarés, quelques rares réfléchis, parfois des âmes libres, des rescapés.
    Nous nous intéressons à ce qui demeure humain, naturellement humain : l’enfant, les traînées d’innocence, la conscience activée, le bon sens qui subsiste, l’élan non calculé, le geste simple, etc.
    Nous détournons tout ce qui peut l’être, nous fracturons les carapaces caractérielles, nous nous immisçons dans les failles, nous pratiquons le don d’un sourire, d’une main, d’une évasion, d’une sagesse pratique, d’un changement profond et immédiat quand les circonstances s’y prêtent ou que nous parvenons à les détourner à cet effet. »
    https://observatoiresituationniste.com/2022/11/05/la-revue-internationale-numero-3-the-international-revie